Voici l’article

Dessin de Nono, Le Télégramme

Mon article sur le FN publié par Libération hier a été mis en ligne en accès libre ce matin.

En première page, Libé avait titré et écrit :

 

LES IDENTITES ILLUSOIRES DU FN

 

Pour la sociologue Jean-Claude Kaufmann, le parti de Marine Le Pen met en avant l’image d’une France « des origines » quand l’histoire nationale s’écrit au moment présent.

 

Voici l’article :

 

 

Le score du Front national aux municipales n’est pas une surprise, et la nouvelle époque dans laquelle nous entrons est celle de tous les dangers. Parce que le désespoir sans issue est immense. Parce que la crise économique et sociale s’approfondit malgré ce qu’on veut nous faire croire en affichant les résultats mirobolants de la Bourse (seuls les très riches continuent à s’enrichir). Parce que notre société est devenue incroyablement complexe à gérer et réclame des cohortes d’experts à lunettes pour résoudre le moindre problème. Parce que la vie elle-même va toujours plus vite, s’étend aux rivages sans fin d’Internet et exige que l’on devienne une sorte d’intellectuel savant opérant les justes choix dans tous les domaines (pour s’alimenter sans risque, bien élever son enfant et voter intelligemment bien sûr). Trop, c’est trop ! Trop de rapidité, trop de complexité, alliées à la souffrance, au désarroi et à la perte d’estime de soi pour les plus fragiles. Pour ceux qui se sentent abandonnés sur le bord de la route, ringardisés, et ne comprennent plus cette société trop sophistiquée des élites et des branchés en tous genres les regardant de haut. Et même si les élites ne les regardent pas de haut, eux pensent que c’est bien le cas, qu’ils sont méprisés. Le mépris, telle est la question !

 

Il existe aujourd’hui dans la France profonde des villes et des campagnes un désir gigantesque de respect, de reconstitution d’une fierté perdue. Un désir qui se fonde sur la nostalgie de valeurs qui donnaient autrefois un socle moral à l’existence : le travail, l’honneur, la discipline. Une sorte de trésor caché, donnant secrètement un repère, mais qui ne parvenait pas à s’exprimer jusqu’à ce que le FN parvienne à se présenter comme un parti légitime, ayant presque pour seul programme le simple bon sens. Alors la parole s’est libérée, et tout un peuple modeste est prudemment sorti de l’ombre et s’est rassuré en comprenant qu’il s’inscrivait dans un mouvement massif.

 

Hélas, ce qui aurait pu être une belle histoire n’est rien d’autre qu’un drame. Car derrière la bonhomie apparente de nombreux candidats du FN se cache un projet politique qui nous mène bel et bien à l’abîme. D’abord et surtout, c’est ma conviction, à cause du nouveau mode de fabrication des identités dans la société contemporaine. Les identités sont en effet de moins en moins héritées, mais à définir désormais par l’individu lui-même, dans un travail permanent et très difficile d’arbitrage entre des possibilités en nombre croissant. Ce qui explique que les identifications soient devenues extraordinairement volatiles et changeantes, construites dans le mouvement des passions. Et d’autant plus explosives que les repères de l’existence deviennent flottants, et que montent la souffrance sociale et le déficit d’estime de soi, aggravés par la crise. Une tendance très forte et très inquiétante est donc la constitution de croyances collectives, religieuses ou profanes qui, en donnant des réponses simplifiées et totalisantes à l’individu, le restructurent psychologiquement, mais au prix de l’abandon de sa liberté. Tel est le mécanisme des sectes, qui se répandent actuellement dans des configurations diverses, tel est le mécanisme des communautarismes, qui n’en est qu’une variante. Toute une série de groupes sont en train actuellement de s’enfermer dans un entre-soi, avec une forte propension à désigner d’autres groupes comme boucs émissaires. Les dangers de cet engrenage sont considérables.

 

Mais les risques majeurs sont à mon avis dans la montée inexorable de l’immense mouvement que j’ai qualifié de national-racisme. Partout en Europe, les aspirations nationalistes se renforcent, sous des modalités très diverses. Des économistes liés à la gauche radicale prônent la sortie de l’euro pour résister aux ravages de la finance mondiale. Certes, ils ne se disent pas nationalistes comme on avait pu l’être en 1914 (tout un peuple dressé contre son voisin). La simple évocation d’aspirations nationalistes me semble cependant aujourd’hui risquée. Car il est très frappant de constater la grande difficulté à définir et à fixer ce qui fait nation. On l’avait déjà vu lors du fameux «Grand Débat» sur l’identité nationale. Surtout parce que les yeux se tournent plus volontiers vers le passé, traquant d’illusoires racines, alors que l’identification nationale est avant tout un grand récit collectif inscrit dans le présent, en réécriture permanente. Ce principe n’étant pas admis, la quête nationaliste dérive majoritairement vers l’idée tragique que certains Français seraient plus français que d’autres. Des Français enracinés dans leur terroir depuis des générations, dits «de souche» ou parfois «petits Blancs». Alors, le socle identitaire parvient beaucoup mieux à se fixer. Mais au prix de conséquences désastreuses, parce qu’il y a eu glissement du nationalisme au racisme.

 

Le terme «petits Blancs», à la mode aujourd’hui, est d’ailleurs très ambigu dans son intitulé, renvoyant à une couleur de peau alors que la quête essentielle est celle d’une francité imaginaire. Le petit Blanc ne sait pas s’il est d’abord un Blanc ou d’abord un Français. Il existe donc des Français qui se sentent plus français que les autres. Or, ils ne sont pas plus français que les autres Français, absolument pas, pas d’un seul millimètre. Il ne faut pas confondre l’histoire d’un pays et l’identité nationale. La confusion est la même que pour l’identité individuelle : l’identité (individuelle ou nationale) ne doit pas être renvoyée aux origines, aux racines, à la mémoire, elle est une production de sens dans le moment présent. Certes, cette mémoire est très importante, la France a une histoire, enseignée dans les écoles, qui permet d’élaborer collectivement le récit national. Mais ce récit change, la France de 1914 n’est pas la France de 2014, le récit est sans cesse réécrit, notamment par les nouveaux arrivants. En poussant le paradoxe, on pourrait presque dire que, s’il y a des Français plus Français que les autres, ce sont les plus récemment intégrés, dans la mesure où (sauf quand ils s’égarent dans le séparatisme communautariste), ils sont plus actifs dans l’écriture renouvelée du récit national.

 

Le petit Blanc électeur du FN n’est pas plus français que les autres comme il aimerait le croire. Il n’arrive à s’en convaincre que par un mécanisme d’opposition et de rejet. Puisqu’il ne peut se définir positivement, la technique du bouc émissaire lui permet de créer l’illusion de l’unité et de la réalité du groupe, surtout si elle monte en intensité et en violence. Le coupable de tous les maux, c’est l’autre, l’étranger, le différent. Derrière les apparences de normalité républicaine et de bons sens populaire que le FN voudrait incarner, le processus à l’œuvre est celui d’un lent mais inexorable glissement vers le racisme, qui s’implante massivement dans l’opinion. Un racisme qui mène à la violence. Les résultats des municipales n’ont rien d’un épiphénomène. Si l’on croise la perspective d’un approfondissement du nouveau mode de production des identités avec une aggravation de la crise économique, qui semble inéluctable, alors tous les humanistes, il me semble, peuvent être très inquiets pour l’avenir.

 

Dernier ouvrage paru : «Identités, la bombe à retardement», Textuel, mars 2014.

Lien :

http://www.liberation.fr/politiques/2014/03/26/front-national-ascension-concrete-et-identites-illusoires_990523

 

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