Vingt ans après

Demain, sortira en librairie une nouvelle édition de La Trame conjugale. Voici le début de la préface à cette nouvelle édition :

“La première édition de cet ouvrage a un peu plus de vingt ans. Ce n’était pas mon premier livre, mais ce fut celui qui me fit connaître. Car immédiatement il fit parler, beaucoup. Je me souviens de ce moment étrange où, jusqu’alors chercheur discret, je ressentis un soudain élargissement de ma sphère d’existence, notamment à travers les médias. Nathalie Heinich a très bien analysé ce processus d’élargissement de soi à propos des prix littéraires[1]. Certes je n’avais pas reçu le Goncourt mais, toutes proportions gardées, le trouble était un peu le même : perte des repères existentiels habituels masquée par une griserie rendant la vie légère. Griserie d’autant plus prenante qu’elle était très joyeuse, dominée par les rires. Mon analyse du couple par le linge faisait rire, partout. Même dans les colloques universitaires, où mes communications déclenchaient désormais des manifestations de bonne humeur. J’aime bien rire et faire rire ; je trouvais donc cela très bien. Mais je ne pus m’empêcher de remarquer que ces éclats avaient un petit quelque chose de suspect. Les spécialistes de la conversation savent bien que l’humour permet un langage à « double-entente » : on dit sans le dire puisque c’est pour rire. Mais on le dit quand même, et qui veut comprendre comprend. Le rire est souvent utilisé pour exprimer des thèses qui, dites autrement, tomberaient sous le coup de la loi (voir certains « humoristes » qui font l’actualité), ou des questions particulièrement délicates et sensibles, difficiles à exposer. L’analyse du couple par son linge révélait des interrogations profondes.

Tout ne fut cependant pas parfait pour moi. Les rires dans les colloques me condamnaient à une place agréable mais subalterne du point de vue universitaire. Et on me regarda un peu de travers lorsque j’eus l’audace de proposer ensuite des textes théoriques (beaucoup plus ennuyeux) : tel un héros de série B voulant jouer du Molière, je sortais de mon rôle. Plus grave, une fraction minoritaire du mouvement féministe, tenante d’une analyse en termes de guerre des sexes, vit en moi un ennemi de la cause des femmes. D’abord parce que j’étais un homme, tout simplement. Ensuite et surtout parce qu’en analysant les processus qui reproduisent durablement l’inégalité (c’est ce qui est au centre de ce livre), j’insiste sur la mémoire historique qui pousse les femmes à agir malgré elles. « Je me dis je suis bien bête, mais c’est plus fort que moi ». La marche vers l’égalité dépend moins à mon avis d’une guerre des femmes contre les hommes que d’un combat intérieur des unes et des autres contre la part d’eux-mêmes qui résiste. Les hommes doivent se faire violence pour prendre en charge davantage ces taches ménagères qui ne les motivent guère. Et les femmes doivent se faire violence également, pour accepter que la vaisselle ou le repassage ne soit pas faits comme elles rêveraient qu’ils le soient. Il ne s’agit pas pour moi de dédouaner les hommes de toute responsabilité particulière. Ils ont joué un rôle spécifique dans le système de domination qui a assujetti les femmes depuis des siècles, et ils continuent à défendre leurs positions de pouvoir dans le monde économique et politique. Mais à l’intérieur des foyers, réduire l’analyse à la guerre des sexes nous condamnerait à ne rien comprendre, donc à ne pouvoir avancer vers plus d’égalité. Or la question du partage des tâches ménagères n’est pas une petite question, d’ordre strictement privé, séparée du reste. Elle constitue au contraire le grand point de blocage pour une avancée décisive vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Notamment parce que l’Etat ne peut intervenir ici, réglementer les comportements intimes, que les personnes ont un droit souverain sur leur vie personnelle. C’est au cœur de cette liberté inaliénable que gît le mécanisme le plus puissant de reproduction des inégalités”.



[1]Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.

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