Refuser le harcèlement

 

Le harcèlement sexuel collectif (presque un viol) qui a eu lieu dans un bus à Casablanca il y a quelques jours a provoqué une vague d’indignation et de débats au Maroc. Ce qui pose le plus problème est l’indifférence et la tolérance pour ce genre de crime (les passagers du bus ne sont pas intervenus) d’une grande partie de la société. Les manifestations de protestation n’ont d’ailleurs pas réussi à regrouper beaucoup de monde. Pourtant les mentalités changent, mais lentement, trop lentement. Voici l’analyse que je développe à ce propos dans mon livre Saint-Valentin, mon amour.

 

« La longue histoire de la Saint-Valentin a commencé par les carnavals, remplis d’un désir trop longtemps contenu, ivres de liberté. Ils furent rugueux au début, du côté des hommes, notamment lors des fêtes de l’ours, quand des gestes abrupts faisaient office de manières amoureuses. Les femmes étaient reléguées au statut de proies. Puis s’opéra le tournant poétique et sentimental, inspiré de l’esprit courtois, qui commandait aux hommes respect et adoration des femmes, les incitant à développer tout un arsenal de douceurs gestuelles et langagières. Evolution parachevée par le romantisme, qui allait offrir à la fois un idéal et un nouveau code de comportement amoureux. La Saint-Valentin, y compris après le tournant commercial, s’inscrit dans ce processus, qui s’enroule autour de deux composantes : des manières douces et un respect de la femme.

Or c’est précisément ce qui peut poser problème à certains tenants de la tradition. Non pas qu’ils aient des manières brutales dans l’intimité et qu’ils méprisent la femme. Ils la respectent à leur manière, dans le rôle qui lui est strictement assignée, chacun à sa place. Un respect qui diminue cependant à mesure qu’une femme est jugée comme transgressant ce qui lui est imposé par la morale. Ou sous l’effet d’une dynamique de groupe masculine, incitant à des gestes qui pourraient paraître déplacés, mais sont habituellement tolérés pour les hommes. Autant les femmes sont strictement contrôlées, autant les hommes ont droit à quelques dérapages. Ou plutôt, avaient droit, car les idées changent.

En 2006 éclata en Egypte le « scandale de la rage sexuelle » agression collective des femmes présentes lors de la fête l’Ayd al-Fit̩r. « Des blogueurs d’opposition présents sur place lancent l’affaire. Des jeunes hommes en groupe s’en seraient pris aux femmes, les attaquant pour leur arracher leurs vêtements et leur faire subir des attouchements »[1]. Les autorités démentent, comme elles l’avaient fait par le passé pour des accusations semblables. Mais cette fois les médias établissent les faits et organisent la vigilance. La question est désormais posée lors de tous les rassemblements importants, jours fériés, matchs de foot, concerts. En 2008, une ONG, l’ « Egyptian Center for Women Rights », publie un rapport intitulé Nuages dans le ciel d’Égypte : de la drague par les mots… jusqu’au viol : étude sociologique. Plus de 1000 femmes sont interrogées : 83% des Egyptiennes et 98% des étrangères déclarent être victimes de harcèlement, souvent quotidien[2]. Car les débordements ne se limitent pas aux moments d’effervescence des rassemblements collectifs, ils sont aussi communs dans les lieux publics. Le principe est le suivant : si un homme considère qu’une femme n’a pas un comportement « convenable », il s’arroge le droit de la classer dans la catégorie des femmes non dignes de respect, et peut donc dès lors s’autoriser toutes sortes de mots voire de gestes. Le problème étant que ce qu’il considère, lui, comme convenable, ne correspond généralement pas à la définition de la femme qui lui fait face. Une simple mèche de cheveux dépassant du voile peut suffire pour que tout bascule.

Kamel Daoud a proposé sur ces points une analyse radicale. Le corps de la femme dans le monde arabo-musulman « appartient à tous, pas à elle », écrit-il. « A sa nation, sa famille, son mari, son frère aîné, son quartier, les enfants de son quartier, son père, et à l’Etat, la rue, ses ancêtres, sa culture nationale, ses interdits. A tous et à tout le monde, sauf à elle-même »[3]. Quant au corps des femmes européennes émancipées, fières d’afficher leur liberté par leurs postures et leur créativité voire leurs audaces vestimentaires, il est vu « à travers la catégorie religieuse de la licence ou de la vertu »[4]. De la licence plutôt que de la vertu. On comprend mieux comment peuvent soudain exploser des bouffées de harcèlement collectif comme à Cologne. L’immigré, encore structuré par les principes mentaux de la tradition, doit en effet faire un gigantesque effort sur lui-même pour se contrôler. Puis incorporer des codes de comportement différents, assimiler des valeurs révolutionnaires comme l’autonomie féminine et la maîtrise personnelle des femmes sur leur propre corps.

Nous vivons une période de transition, spécialement dans de nombreux pays musulmans, là où la Saint-Valentin (ce n’est pas un hasard) est particulièrement agitée,  car les hommes doivent apprendre un nouveau type de comportement envers les femmes. Ceci n’est d’ailleurs pas réservé à cette partie du monde, qui ne fait que rendre plus visible une mutation générale. Le harcèlement sexuel ordinaire reste en effet profondément ancré et banalisé dans les pays européens, particulièrement dans les sphères du pouvoir et de la politique. Les hommes ici aussi doivent s’habituer à remplacer les rugosités voire les agressions (dont ils n’ont même pas conscience) par des mots doux. La Saint-Valentin est un révélateur de cette immense transformation.

 



[1] Aymon Kreil, 2012

[2] Idem.

[3] Kamel Daoud, 2016.

[4] Idem.

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