Qui peut se dire sociologue ?

Image Bertrand Heudes

Qui peut se dire sociologue ?

 

Dans Le Monde (pages Idées) daté du 3 mars, j’ai répondu aux questions de Catherine Vincent, qui a publié l’article sous le titre : « Qui peut se dire sociologue ? ».

 

Voici l’article :

 

 

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann, ancien directeur de recherche du CNRS, a été mis en examen, en janvier, pour diffamation envers Stéphane Edouard. Celui-ci, titulaire d’un DEA de sociologie, avait été engagé en 2016 en tant qu’« expert » pour une émission de télé-réalité diffusée sur M6, « Mariés au premier regard ». Interrogé par 20 Minutes, Mr Kaufmann avait qualifié d’«arnaque» les prétendues «thèses scientifiques» défendues par Mr Edouard. Soutenu par l’Association française de sociologie, qui déplore le fait de « préférer l’action en justice à l’argumentation rationnelle », ce spécialiste du couple revient sur le métier de sociologue, au nom duquel on ne peut pas proclamer « tout et n’importe quoi ».

 

Qu’est-ce qu’un sociologue ?

 

S’il n’y a pas en sociologie d’ordre professionnel comme chez les avocats ou les médecins, il n’en faut pas moins remplir un cahier des charges précis pour représenter cette discipline. On peut qualifier de sociologue deux catégories d’acteurs. La première, qui constitue le « noyau dur » du métier, implique d’être titulaire d’une thèse de doctorat en sociologie et de faire des travaux de recherche, en tant qu’enseignant-chercheur à l’université ou en tant que chercheur dans un grand organisme public, tel le CNRS. Ces scientifiques partagent tous le même système de fonctionnement : la validation par les pairs. Autrement dit le contrôle mutuel permanent de chacun par chacun, d’une part à l’intérieur des institutions de recherche d’autre part par le biais de publications et de colloques.

 

La deuxième catégorie concerne un cercle plus élargi de professionnels. Ils ont des niveaux de diplôme moins élevés que la thèse, ne se revendiquent pas de la science, et font souvent sur le terrain, en liaison avec des travailleurs sociaux par exemple, un excellent travail d’analyse et d’intervention. Mais si l’un de ces sociologues « opérationnels » veut mettre en avant ses hypothèses et ses idées dans un article à prétention scientifique, il devra impérativement, comme dans le « noyau dur », être validé par ses pairs. Il lui faudra soumette son article à ce qu’on appelle une revue avec comité, c’est-à-dire une revue reconnue où les articles sont relus par plusieurs sociologues et acceptés – ou non – pour publication. Il lui faudra en outre expliciter sa démarche de recherche : faire état des outils méthodologiques employés, soumettre ses éléments d’enquête et les références bibliographiques sur lesquelles il s’est appuyé. Il est impossible, tout seul dans son coin, de dire : « J’ignore tout de ce que fait la science, j’ai ma petite idée à moi et je vais la publier ». On ne peut pas avoir sa petite idée à soi de ce qui est scientifique, sinon on peut dire que la Terre est plate.

 

 

 Dans un texte publié le 22 février dans Le Nouveau magazine littéraire, vous estimez que le monde de la recherche académique « se fait désormais déborder par ce qui se passe sur la scène médiatique et numérique ». Que voulez-vous dire ?

 

Le fonctionnement de la science que nous venons d’évoquer, fondé sur la raison et l’échange critique, est un héritage essentiel des Lumières: il permet d’établir des vérités scientifiques, toujours provisoires et incertaines mais validées par la communauté des pairs. Or, cet héritage est en passe d’être débordé par les vérités alternatives. Par le biais notamment des réseaux sociaux, chacun peut désormais s’improviser « scientifique », dans une espèce de démocratie généralisée du savoir qui commence à marginaliser la production scientifique -  surtout dans le domaine des sciences humaines et sociales. Tout le monde ne peut pas parler astrophysique ou biologie moléculaire… Mais on a tous une idée de ce qu’est la société. Là est le danger, car la vérité est toujours plus compliquée que ce que l’on prend pour acquis. En sociologie, la démarche scientifique consiste souvent à déconstruire les évidences. A montrer que derrière le bon sens se cachent des mécanismes plus complexes, qui peuvent même parfois être contraires à l’intuition. C’est une démarche qui devient inacceptable à notre époque, où chacun construit soi-même son opinion, voire sa croyance, en la fondant sur des explications pseudo-scientifiques.

 

Contre cette menace pour la science, que peut-on faire?

 

 La réponse n’est pas simple, mais il faut réagir d’urgence. Les sciences humaines et sociales ont un combat énorme à mener face aux vérités alternatives, car celles-ci, c’est certain, vont continuer à se développer. Dans ce contexte, il faut, au moins, laisser la possibilité aux lanceurs d’alerte de s’exprimer, et éviter que le droit ne brise l’élan de ceux qui signalent des dérives extrêmes. Au-delà de l’institution judiciaire, il faut aussi que les organismes de recherche sortent de leur fonctionnement parfois bureaucratique, ouvrent les yeux et se mobilisent pour lutter contre ces dérives. C’est un enjeu de société majeur.

 

Propos recueillis par Catherine Vincent

(image : Bertrand Heudes)

 

 

 

 

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1 commentaire

  1. Nadine
    22 mai 2018 - 00:13

    Bonjour Monsieur Kaufmann,
    Je ne connais peu l’émission citée, mais je pense que se marier avec une personne choisie par un producteur, pour des caméra, se terminera au premier regard. Parce que c’est tout sauf le premier regard. Je pense que tout le monde le sait. Et c’est une évidence même que la science n’a rien à faire là dedans. Pount.
    Dans le fond, si Durkheim disait “prouvez moi qu’il n’existe aucune société sans hiérarchies, donc sans inégalités”, comme postulat de la sociologie, je pense qu’avec le Monsieur qui vous embête, on peut aller loin, ou pas. Perso, j’arrête de suite. Question de méthode, de posture.
    Mais, en même temps, c’est normal que tout le monde veuille appréhender les méthodes, comprendre les mécanismes…
    Vous parlez des Assistantes de services sociales comme de petites mains (dont je suis fière, je passe le diplôme en juin), comme les couturières. Vous avez raisons. Pas grave.
    Mais, vous évitez de parler de ces gens qui regardent ces émissions. Si vous ne les regardez pas, il ne vous regarderont pas, elles qui ont en ont besoin. C’est une faute éthique.
    C’est juste ce qu’il vous dit le Monsieur.
    S’il vous attaque, et que vous répondez, c’est que vous êtes et savez que depuis longtemps, que vous êtes, vous aussi dans l’acquis affectif intellectuel. Par exemple, on sait en FAC, qu’on grandi avec la vie intime de Kaufmann, le linge sale, sa vie, comme des évidences, demain l’infidélité.. etc..mais pas la révolution. C’est déjà fait. On sait tout ça. Même si c’est bien dit. Personne n’a le monopole du bien dit.
    Par contre, comprendre les mécanismes, c’est une autres histoire. Que vaut le mariage?

    Connaissez-vous les chiffre de la colocation de personnes actives? solidarité// précarité?qui peut-être, aimeraient se marier?

    Il y a des sujets vraiment plus intéressants.
    Ne vous laissez pas faire, mais faire, ce sera votre crédit.

    Avec mes respects.

    Nadine.

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