Le piéton qui n’allait pas assez vite
Mon œil de sociologue s’accroche malgré moi aux détails du quotidien. Même en voyage ; je n’arrive pas à être un touriste ordinaire. Prenez cette chose toute bête, un piéton traversant la rue. Et bien l’autre jour à Berlin, il s’en est fallu de peu qu’un policier ne me verbalise, moi piéton, pour non respect de feu rouge ! Quelques semaines plus tard à Alger, le changement des règles du jeu était total. Aucune attention portée aux feux, pas plus qu’aux passages piétonniers. Mais une autorégulation collective, un ballet impressionnant où chacun (automobiliste ou piéton) se jauge du coin de l’œil avant de se lancer dans l’arène. Le tout formant une chorégraphie fondée sur une esthétique du frôlement contrôlé, évoquant le torero qui atteint des sommets en s’approchant au plus près des cornes.
La plongée dans une autre culture a ceci de merveilleux qu’elle permet de nous voir d’un regard neuf et rempli de questions. De retour en France, je m’apprêtais donc à observer avec curiosité le manège des autos et piétons quand je fus personnellement impliqué dans une scène troublante. Au volant de ma voiture (la plupart d’entre nous jouent tour à tour les deux rôles), j’étais très en retard, et ma nervosité devait sans doute diffuser des ondes au-delà du véhicule. Un jeune homme s’approcha d’un passage protégé, je lui laissai la priorité comme il convient. Or à ce moment il ralentit ostensiblement son pas déjà très lent, à l’évidence fier de lui, voire me semble-t-il un petit sourire narquois aux lèvres (je surinterprète peut-être un peu). Sur le moment mes pensées furent effroyablement inavouables, et je préfère les passer sous silence. Il faut dire qu’en tout automobiliste d’aujourd’hui s’agite un fond de culpabilité pour les comportements inexcusables qui furent les nôtres il y a quelques temps, à l’époque des klaxons virils et des moteurs ronflants. Depuis, une civilité nouvelle s’est établie, sorte de révolution douce fondée sur le respect mutuel et imprégnée de préoccupations écologiques. Le piéton, hier quantité négligeable, non seulement a acquis des droits égaux mais est même devenu prioritaire. Et personne ne songerait une seule seconde au moindre retour en arrière.
Alors, tout serait-il parfait et moi seul aurais-je eu tort en m’énervant ainsi ? Je ne le crois pas ; il y a quand même un léger problème. Car depuis j’ai multiplié mes petites observations et le résultat est très net : les cas de ralentissement délibéré sont fréquents et manifestes. Ils se comprennent d’ailleurs. Quelle revanche en effet pour toutes les humiliations et les peurs endurées autrefois par les pauvres piétons ! Quelle jouissance de se sentir maître d’œuvre de cette nouvelle civilité en accentuant la lenteur ! Mais c’est justement là où le bât blesse. Car la nouvelle civilité est fondée à la fois sur la priorité piétonnière et sur le respect mutuel. Or ces deux principes deviennent contradictoires quand le désir de vengeance s’en mêle. Au-delà d’un certain seuil, la lenteur volontaire vaut déclaration de guerre et est susceptible de dérégler tout l’ensemble des ajustements pacifiques.
Il existe donc un rythme politiquement correct du piéton. Cette conclusion n’est pas étonnante. Dans notre société de plus en plus ouverte, le principe de liberté est nécessairement complété par la production de normes discrètes. Le lien social ne peut se constituer sans normes et la société d’aujourd’hui est donc contrainte à un double langage. « Chacun fait ce qu’il veut, mais… » est sans doute la phrase qui résume le mieux notre époque. Les suites du « mais…» définissant concrètement les limites de la liberté et les formes de la normalité. « Chacun fait ce qu’il fait veut mais les piétons ne doivent quand même pas ralentir exprès »
Conclusion abominable me direz-vous ! Au diable votre billet si vous n’avez à nous offrir que l’horizon de la normalité ! J’entends bien votre désappointement. La liberté et la créativité individuelles sont les plus belles des choses. Et c’est pourquoi je vous propose d’inverser la formule. « Les piétons devraient comprendre qu’il existe un rythme politiquement correct. Mais finalement, chacun fait ce qu’il veut ». Tans pis si je m’énerve au volant, je n’ai qu’à ne pas être aussi pressé.