dimanche 23 décembre

Marre de la dinde ! 

 

Pour moi, ce sera donc dinde à Noël, comme d’habitude. Je sais, je sais : ce n’est pas très tendance, une sourde exaspération commence même à monter. « Marre de la dinde ! Et marre aussi de la bûche ! » Mais j’entends aussi le discret non-dit tapi derrière ces cris d’orfraie contre le pauvre volatile. « Marre de la dinde » signifie aussi marre de la routine, qui s’applique ici à l’un des moments les plus importants de la vie familiale. Le rejet du gallinacé ne serait-il pas une manière détournée d’avouer l’inavouable (marre de la famille et de ses lourdeurs étouffantes) ? La mode des voyages exotiques à ce moment précis n’illustrerait-elle pas d’ailleurs ce désir de fuite ? « Désolé belle-maman, mais c’était le seul moment possible et nous avions tellement besoin de soleil ! Nous avons bien pensé à vous ! ».

En fait la contrariété provient surtout d’un décalage entre l’avant et le pendant du repas. Avant, ce sont ces semaines de décembre où l’on sent monter l’ambiance annonciatrice du grand événement. Musiques cristallines et lumières féeriques nous emportent et font vibrer à l’unisson, dans la douce attente d’improbables merveilles. Enfin la vie n’est plus tristement rivée à l’ordinaire du quotidien !

Hélas le jour venu c’est justement cet ordinaire qui s’impose, à peine maquillé par les scintillements de la table et l’excellence des mets. Un enfant boude, mécontent de son cadeau ; grand père dit que de son temps il y avait plus de discipline ; la cousine Armande nous ressort ses histoires mille fois entendues. L’élan retombe. A nouveau on y avait pourtant cru. Marre de la dinde !

Attention toutefois à ne pas juger trop vite, le dodu volatile mérite peut-être un meilleur sort. Posez-vous simplement cette question : pourquoi l’année suivante y croyons-nous encore, pourquoi les musiques et lumières nous emportent-elles à nouveau, pourquoi attendons nous derechef ce repas comme un grand moment de l’existence ? Parce qu’il en est vraiment un, tout simplement. A l’heure de la mobilité et de l’individualisme triomphant, les familles ont moins l’occasion de se rencontrer. Chacun chez soi. Chacun chez soi mais le cœur près des siens, avec un vague sentiment de culpabilité de ne pouvoir faire davantage. Car le désir de famille reste intense malgré les éloignements. Noël est le grand rattrapage, la symbolique absolue, la preuve vivante que cette famille aimée n’existe pas qu’en rêve.

Or pour qu’un symbole fonctionne il lui faut du concret pour s’arrimer, porteur d’une longue mémoire historique. Imagine-t-on un mariage sans robe de mariée, Pâques sans cloches en chocolat ? La dinde joue ce rôle. Elle n’est pas un simple aliment mais un repère symbolique, donnant plus d’intensité à un moment important de la vie.

Certes, j’entends bien, la routine insupporte, et l’envie tenaille aujourd’hui d’innover, notamment dans le domaine culinaire. Mais regardez bien ce qui se passe pour Noël, les révolutions sont la plupart du temps minuscules, simples déplacements protégeant les symboles. Untel tout en criant « Marre de la dinde !»,  va en fait se contenter de la remplacer par un chapon. Très tendance le chapon ! D’ailleurs ça me donne une idée. Et si l’année prochaine j’osais une volaille de Bresse au lait de coco ?

(ce texte est à retrouver, avec d’autres, dans mes chroniques pour Psychologie Magazine)

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