Cupidon a encore frappé !

Photo-montage Delirius

Voici donc un nouveau feuilleton. Après Mitterrand et sa fille cachée, Valéry et sa princesse, après Nicolas, Cécilia et Carla, après DSK et ses aventures hôtelières, après François et Ségolène, le dernier épisode met donc en scène de façon fracassante, François, Valérie, et une certaine Julie. La presse people internationale nous envie, impressionnée par cette capacité extraordinaire qu’ont nos présidents (et un ex-futur président) à magnifier leur vie politique par la romance. «Ah, la France!»

 

Les médias d’information hexagonaux, eux, sont beaucoup plus réservés, gênés, ne sachant quelle attitude adopter. Jusqu’où va descendre le niveau du débat public si les affaires de sexe et de cœur supplantent les affaires d’Etat? Et surtout, face à l’exposition de plus en plus forte des intimités de chacun, notamment des hommes politiques, n’est-il pas temps de dresser des garde-fous, de garantir au moins un peu le droit à une vie privée? Oui, mais. Oui, mais la curiosité des «gens» est insatiable. Ils veulent savoir, tout, dans les moindres détails, même les plus scabreux. Illustration de la dérive de notre belle culture d’autrefois vers le caniveau? Oui, en partie, la société de la recherche du plaisir immédiat et de la distraction généralisée érode les qualités de l’âme.

 

Mais il n’y a pas que cela. Car cette curiosité s’explique aussi par des raisons profondes liées au changement d’époque que nous sommes en train de vivre. Depuis un demi-siècle, nous sommes entrés dans l’ère de l’individu se voulant maître de sa propre vie, définissant ses choix dans tous les domaines, établissant son éthique et sa vérité à son idée. Rupture historique considérable, qui nous condamne à un nouveau type de travail biographique et identitaire: nous devons continuellement expliciter notre système de valeurs et dire qui nous sommes.

 

LA TRANSFORMATION DU RÉEL

 

Or, nous n’arrêtons pas de changer, nous vivons des expériences très diverses. La seule manière pour lisser tout cela (Paul Ricœur l’avait clairement souligné) est de recoller les morceaux sous une forme narrative, de nous raconter sans cesse l’histoire de notre vie pour y fixer un cap et y donner le sens qui libère l’énergie de l’action.

Chacun se raconte des histoires donc, et guette les histoires d’autrui pour nourrir son imagination. Proposer de nouvelles histoires est devenu une nécessité pour la société, au même titre que produire du blé ou de l’acier.

 

A travers le roman, le cinéma, la télévision ou la chanson, une infinité de formes narratives sont continuellement diffusées et encerclent l’individu dans nombre de ses activités quotidiennes, lui suggérant des scripts qui répondent aux nouvelles questions de son temps. Même la politique doit se plier à ce nouvel impératif, qui la contraint à se mettre en récit ; sans un magnifique « storytelling », point de salut.

 

Les histoires ne sont donc pas pure fiction; elles se transforment (dans le petit cinéma de chacun) en scénarios de transformation du réel. Et cela d’autant plus facilement qu’elles surgissent elles-mêmes du réel: rien n’est plus fort pour s’identifier que des histoires vraies, vécues en temps réel. Elles deviennent irrésistiblement attirantes. On veut tout savoir sur François et Julie!

 

LES FRONTIÈRES S’EMBROUILLENT

 

Surtout quand les détails qui apparaissent ici ou là dans la presse se révèlent dignes des meilleures séries télévisées. Des bandits corses auraient transité dans l’appartement des rencontres? Ainsi qu’un acteur ayant joué dans Mafiosa, diffusé sur Canal? Alors là, c’est trop, toutes les frontières entre réel et fiction s’embrouillent, toutes les frontières entre public et privé. La demande d’information se renforce encore. La presse la plus sérieuse ne peut plus rester sur sa réserve.

 

Mais la plongée dans l’affaire a lieu avec un petit temps de retard. Décalage sans doute légitime. Qu’apporte en effet vraiment au débat public le fait de connaître ces détails? Et défendre le droit à un espace de vie personnel ne devient-il pas de plus en plus une exigence cruciale de notre époque? Cependant, les gens qui veulent savoir tout, et tout de suite, ne peuvent comprendre de telles réserves éthiques. Et certains individus souvent peu recommandables, « tenants de la théorie du complot », de pointer ce décalage, nouvelle preuve pour eux de la conspiration ourdie par le monde politique et médiatique pour garder le secret et ne pas le dire aux «vraies gens».

 

Une actualité chassant l’autre, les rendez-vous de François et Julie ont soudain délogé la tourmente Dieudonné des premières pages. L’ex-humoriste, devenu boutiquier de ses blagues et propagandiste de l’ignoble, a l’habileté d’enrober ses propos d’arguments vaguement militants contre le «système» (un «système» qui l’interdit et qui est par ailleurs suspecté de ne pas tout dire).

 

LA PRESSE ET LA CURIOSITÉ DU PUBLIC

 

Arguments qui font mouche, notamment auprès d’une frange de jeunes faiblement politisés, mais naïvement sincères dans leur dénonciation des institutions. Et qui se reconnaissent davantage sur Internet (sur les réseaux sociaux ou dans des forums), où tout peut se dire, tout de suite, avec vigueur et émotion, l’opinion personnelle affirmée précédant la réflexion, sans trop se préoccuper de distinguer rumeurs et informations.

 

Dans la blogosphère, tous les coups sont permis et le « storytelling » politico-sentimental se vit en temps réel, avec moult dessins ou montages photo qui donnent au feuilleton encore plus de créativité caricaturale et d’ampleur. Face à cette concurrence déloyale, la presse et les médias soucieux d’un devoir d’information rigoureux et conscients de leur responsabilité éthique sont pris au piège, et le seront de plus en plus. D’autant que rien n’indique que la curiosité du public puisse diminuer dans l’avenir, bien au contraire.

 

Les politiques aussi sont piégés, obligés d’exposer leur intimité (la plus respectable: je m’amuse avec mes enfants, je promène mon chien) pour présenter à la foule une histoire à visage humain, mais donnant ainsi prise à des intrusions révélant leurs faces plus sombres ou secrètes. Pourtant, les candidats ne semblent pas moins nombreux aujourd’hui pour exercer des responsabilités publiques. L’attirance du pouvoir est comme la curiosité, irrésistible. Elle pousse à aller toujours plus loin. Trop loin parfois.

 

 

Tribune publiée dans « Le Monde » du 15 janvier

http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/01/13/francois-hollande-au-piege-du-storytelling_4347391_3232.html

 

 

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