au-delà du ballon

J’explique dans mon dernier livre comment l’identification est devenue un processus particulièrement fluide et changeant. Pour illustrer cela, j’ai pris l’exemple du football par rapport à l’identité nationale : aussi bizarre que cela puisse  paraître, c’est dans les stades plus qu’en nul autre endroit que se forge aujourd’hui le sentiment d’appartenir à une nation, du moins pour les hommes (pour les femmes c’est un peu différent). Cet exemple un peu extrême voire provocateur me semblait utile pour montrer que l’identité était tout le contraire de quelque chose de fixe, ne changeant jamais, renvoyant aux seules origines.

 

JOL Press en a publié un extrait, le voici :

Le football est-il le dernier lieu d’expression de l’identité nationale?

http://www.jolpress.com/football-dernier-lieu-expression-identite-nationale-jean-claude-kaufmann-article-824951.html

Extraits de Identités : la bombe à retardement, de Jean-Claude Kaufmann (Textuel – mars 2014).

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’identité nationale ne se manifeste sans doute nulle part ailleurs de façon aussi intense que dans les stades ou face à un écran de télé lors de confrontations internationales. L’identité nationale n’existe que parce qu’un certain nombre de personnes se ressentent comme « Français », « Allemand » ou « Italien » à un moment donné. Plutôt que comme « joueur de boules », « informaticien » ou « syndicaliste ». Or c’est surtout à l’occasion du football que cette auto-perception diluant l’identité personnelle dans la nation se réalise.

Je cite souvent cet extrait d’interview que j’avais réalisée il y a quelques années, parce qu’il me paraît très bien exprimer ce soudain élargissement du périmètre identitaire et même ce transfert d’identité. Walter ne s’intéresse qu’occasionnellement au football : il ne regarde que les matchs de l’équipe de France.

Il déteste quand la France perd, non pas tant à cause de la défaite mais parce qu’il ne parvient plus à ce moment à se défaire de ce transfert d’identité. Il voudrait redevenir simplement Walter (retourner dans sa « vraie vie »), mais il reste « Français » malgré lui. La volatilité identitaire ne se commande pas ; quand elle emporte dans sa tourmente, la raison n’y peut plus rien. Écoutons Walter :

« S’ils ont gagné, là ça va, tout baigne, c’est super. Tu te sens bien, comme si t’avais pris deux-trois apéros. Après, ça diminue d’ailleurs pareil, tu sens que ça perd d’intensité, ça devient moins fort (mais sans gueule de bois, hein, le lendemain matin). Mais quand ils ont perdu, c’est là que c’est la connerie pas possible ! J’essaie de me raisonner, je me dis : allez, affaire classée, on passe à autre chose ! On a perdu, on a perdu ? C’est eux qu’ont perdu, pas moi ! Et avec tout ce qu’ils gagnent comme fric, si ça se trouve ça leur fait pas grand chose. Je dis : t’as rien perdu. Moi, moi, j’ai rien perdu, rien, rien, rien du tout, pas un kopeck ! Qu’est ce que ça va changer dans ta vraie vie ? Rien, pas un millimètre. Mais j’ai beau me dire, ça change rien, je pèse deux tonnes, le monde m’est tombé sur la tête ».

Le football est un lieu d’analyse particulièrement intéressant de la volatilité identitaire, notamment sous l’angle de la réversibilité émotionnelle. Les passions douces, en effet (familles joyeuses avec enfants maquillés comme pour carnaval), peuvent soudain se muer en bagarres violentes entre groupes de supporters ultras. Souvent cependant les passions parviennent à se maintenir dans un entre-deux instable, sans dégénérer, bien qu’avec des expressions d’agressivité virile manifestes (cris rageurs, poings levés). C’est d’ailleurs sur cet entre-deux que jouent certains politiques démagogues, comme Silvio Berlusconi en Italie, luimême longtemps président d’un grand club de football et qui a donné comme nom à sa formation politique un slogan venu des stades, Forza Italia ! (Allez l’Italie !).

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Jean-Claude Kaufmann est un sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il étudie le comportement du couple dans notre société. Il est aussi auteur de nombreux ouvrages dont Le sac -Un petit monde d’amour, (Ed. Lattès, 2011) et L’étrange histoire de l’amour heureux, (Ed.Hachette Pluriel Reference, 2010).

 

 

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