Le rejet de la Saint-Valentin

 

 

Trois ans après la sortie de mon livre sur la Saint-Valentin, les confusions et les contresens sur l’histoire et la signification de cette fête se sont encore accentués. L’évolution des idées, de la mentalité collective, du nouveau conformisme qui rejette la Saint-Valentin (et mon livre) sans essayer de comprendre, sont si forts que je suis contraint d’abandonner le combat, je ne me sens pas l’âme d’un Don Quichotte. Voici juste quelques derniers mots avant de quitter la partie.

Ne pas se tromper sur la Saint-Valentin

Tout événement a désormais son image, parfois très éloignée des faits réels. Celle de la Saint-Valentin est devenue de plus en plus négative ces dernières années, construisant un mur d’indifférence voire de mépris dans les milieux que l’on dit porteurs de tendances. Elle serait devenue ringarde et conformiste, mièvre et sans saveur, sans intérêt. Trois critiques se font particulièrement incisive.

Elle serait normative, célébrant le couple comme modèle, donc stigmatisante pour les célibataires, rejetés des alignements de tables pour deux dans les restaurants, et contraints à raser les murs ce jour-là. C’est tout à fait vrai. Mais l’histoire de la Saint-Valentin nous enseigne que pendant deux mille ans elle fut au contraire une fête des célibataires et de la rencontre, que la célébration des couples mariés n’a commencé qu’à la fin des années 1950, et que cette forme particulière est une spécificité européenne. La fête n’est donc pas condamnée à cette normativité, rien n’interdirait qu’elle retrouve ce qui a fait son esprit à travers les siècles et aux quatre coins de la planète : fêter l’amour sous toutes ses formes.

Elle serait répétitive et conventionnelle, pour tout dire, ennuyeuse. Peut-être, mais seulement ici. Car dans tous les pays qui la fêtent depuis peu, en Afrique, en Asie, elle déborde au contraire d’inventivité joyeuse, au point que nombre d’autorités politiques, morales et religieuses s’en inquiètent. Dans une trentaine de pays environ, la Saint-Valentin est désormais interdite, ou menacée par des groupes violents, le moindre petit cœur, la couleur rouge ou les couples se tenant par la main sont traqués le 14 février. Ou les ours en peluche au Moyen-Orient ; les nounours sont interdits en public ce jour-là. La jeunesse s’insurge bien sûr, au nom de l’amour. Au nom d’une sexualité plus libre et de l’expression des sentiments. Mille stratagèmes ingénieux sont développés pour contourner la censure.

La critique des critiques enfin : elle serait devenue une fête purement commerciale, dominée par l’argent, et n’aurait donc plus aucun sens. L’emprise commerciale est en effet très forte sur la fête. Elle résulte d’un moment historique particulier, entre 1840 et 1850 aux Etats-Unis, qui jusqu’alors ne connaissaient rien des deux mille ans d’histoire de la Saint-Valentin, et ont eu l’impression de l’inventer. La Saint-Valentin est le premier « évènement » commercial créé de toutes pièces, ou plutôt, que les Américains ont cru avoir créé de toutes pièces. Mais bien d’autres « événements » ainsi créés n’ont pas perduré. Car pour qu’une fête s’installe et se développe, même dominée par le commerce, il faut qu’elle exprime quelque chose et corresponde à un désir. L’idée de famille pour Noël. Le rêve d’amour pour la Saint-Valentin.

Dire que la fête est commerciale n’est pas un argument suffisant, et ne révèle pas grand chose des relations souvent très complexes et subtiles qui s’établissent entre argent et sentiments. Comment un bouquet de fleurs est-il offert ? S’en débarrasse-t-on (« Tiens voilà ton cadeau »), pour solde de tout compte sentimental ? Ou bien n’est-il qu’un instrument permettant d’exprimer un peu mieux et plus fort ce que l’on a souvent du mal à dire. Car, contrairement à une autre critique fréquente, fêter le 14 février n’est nullement incompatible avec l’amour tout au long de l’année ; ce n’est pas ou l’un ou l’autre. Dans les pays d’Afrique et d’Asie où la Saint-Valentin est récente, la pacotille amoureuse (petits cœurs fabriqués en séries industrielles) n’a pas été un frein à l’expression des sentiments. A l’inverse, elle en a été le vecteur. Car tout dépend de l’intensité du désir sentimental pour que l’emprise du commerce ne vide pas la fête de sa substance.

Culture du viol et Saint-Valentin

 

En ce mois de février 2020, certains pourront dire que la Saint-Valentin apparaît encore plus désuète en regard de l’immense mouvement de révolte des femmes contre le harcèlement. Ce serait là-encore ignorer la véritable histoire de la Saint-Valentin, qui pourrait se résumer ainsi : pendant plus de deux mille ans, les hommes ont progressivement appris, à travers les festivités amoureuses de février, à adoucir leurs mœurs et à respecter les femmes. A l’origine en effet, leur très rude brutalité sexuelle est tolérée par la société, presque reconnue comme légitime. Jean-Louis Flandrin rappelle qu’environ un jeune homme sur deux participe à des viols collectifs sans être jamais sanctionné à la fin du Moyen-Age[1]. La culture du viol dont on parle aujourd’hui est un héritage direct de ce passé. Les fêtes de l’ours (en février les hommes se déguisaient en ours pour attraper des femmes), premières formes d’une Saint-Valentin qui ne s’appelait pas encore ainsi, peuvent déjà être considérées comme un léger progrès. Certes elles débouchent encore parfois sur des viols, mais les femmes victimes avaient pris le risque de se rendre sur les lieux de la fête et de se faire attraper.

Ensuite toute l’histoire de la Saint-Valentin sera celle de l’apprentissage par les hommes de la galanterie (le mot Valentin vient de galantin), des rituels de la séduction et des mots doux, de la communication intime, de la perception du consentement chez la partenaire, du respect de la femme. Avec un moment fort, ce que j’ai appelé le tournant poétique, au XVème siècle (moment qui commence donc alors que la cuture du viol était encore dominante), initié en France puis qui se développa en Angleterre, héritier de l’amour courtois et qui annonce déjà le romantisme. Les hommes non seulement se font plus respectueux mais, poètes, musiciens ou peintres, ils apprennent à devenir des artistes de l’amour pour leur femme adorée.

A l’heure de #balancetonporc et de #MeToo, il est très étrange que nous maintenions dans l’oubli toute cette histoire méconnue de la Saint-Valentin au prétexte qu’aujourd’hui la fête nous déçoit, que nous jetions tout cela au panier, que nous nous refusions même à l’évoquer. Car au-delà de la dénonciation des abus et des crimes, du harcèlement et du viol, nous allons devoir inventer un nouveau monde amoureux, femmes et hommes ensemble, imaginer tout un univers de relations libres, respectueuses et créatives. Or nous ne partons pas de rien. Le passé de la Saint-Valentin nous éclaire à la fois sur le pire, la culture du viol, et sur le meilleur, la magie amoureuse qui ensorcelle, dans la communion intime et le consentement mutuel.



[1] Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’Occident, Le Seuil.

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