Un livre ne meurt jamais

 

Les véritables critiques de livres tendent à être remplacées par de brefs avis postés en masse sur internet. Ce que la démocratie y gagne (tout lecteur peut publier son avis), le livre y perd assez souvent. Sans vouloir réserver la critique aux spécialistes, il est très fréquent en effet que l’avis manifeste surtout l’écart qui existe entre ce qu’attendait le lecteur et ce que lui a offert le livre, et non une argumentation sur la qualité intrinsèque de ce dernier. Par exemple, récemment sur Amazon, deux avis très négatifs sur un de mes livres s’étaient suivis à quelques jours d’intervalle. Le premier disait à peu près : « A force de chercher une écriture facile et de vouloir plaire à tout le monde, il n’y a plus de contenu dans les livres de Kaufmann ». Et le second : « Je m’attendais à quelque chose de plus simple et rigolo, pas autant sociologique et prise de tête ! Je n’ai pas été au-delà de la page 10 ».

Heureusement, il existe des sites comme Babelio, qui à la fois démocratisent la critique, et l’exercent sur la base de véritables lectures des livres (des lectures qui vont un peu plus loin que la page 10 !). C’est d’autant plus réconfortant pour l’auteur quand la critique est postée des années après la publication d’un livre, le faisant revivre un peu. Merci donc à « Apoapo » pour sa lecture critique de L’étrange histoire de l’amour heureux !

Voici son texte

 

 

Apoapo

6 février 2016, sur Babelio

 

Le sociologue bien connu de l’individu et du couple s’essaie ici à une dimension non pas plus micro (comme pourrait le faire croire l’aspect psychologique du thème) mais paradoxalement plus macro dans (ou que) la démarche sociologique, à savoir l’histoire de l’idée d’amour, à partir de l’héritage indo-européen du zoroastrisme jusqu’à nos jours. Étant sociologue et non historien des idées, Kaufmann a dû improviser sur la méthode (cf. le dernier § de la conclusion) et surtout sur le style, en prenant “l’option de l’argumentation narrative”, peut-être aussi par une inhibition à traiter de façon trop académique ou pédantesque le thème de l’amour, peut-être pour s’adresser au plus grand nombre. Il est conscient que cette démarche peut déplaire par excès et/ou par défaut de vulgarisation.

Quant aux contenus. Une dialectique toujours re-déclinée est posée comme hypothèse, qui démultiplie le concept d’amour entre : 1. l’ “agapè” universelle et tranquille, inscrite dans le réel et reposant sur la sagesse et la modération ; 2. l’amour-passion, première forme d’individualisation, particulière et tumultueuse, entraînant le refus du monde réel ; 3. une sorte d’anti-amour fondé sur l’égoïsme calculateur, en relation avec l’émergence de l’ “homo economicus” dès la naissance du capitalisme et renforcé jusqu’à sa position totalement centrale et dominatrice actuelle par la Renaissance d’une part et les Lumières d’autre part.

Certaines étapes-clés supplémentaires sont mises en exergue, comme le XIIe s., avec le premier passage de l’agapè à la passion par le truchement du catharisme transformé en amour courtois. Autre étape-clé consiste dans la transformation du Romantisme en romance.

Ces points de charnière historiques sont séduisants ; j’adhère au postulat que l’on puisse procéder par enjambées sur plusieurs siècles et que les idées puissent pénétrer la société en se dénaturant complètement jusqu’à devenir l’inverse d’elles-mêmes et investir tour à tour la sphère publique ou privée. Mais j’aurais souhaité de véritables démonstrations notamment “textuelles”, documentaires, rigoureuses, historiques enfin, justement sur ces étapes-clés. Car enfin, par ex. le passage de l’hérésie cathare à la passion… ou les autres d’ailleurs… ça mérite plus que d’être “raconté”.

C’est pour cette raison que les chapitres deviennent de plus en plus convaincants à mesure que l’on s’approche de notre modernité : notamment “La fabrique du couple amoureux” et “La quête du bonheur”, là où l’historien dilettante redevient sociologue professionnel, sans changer de ton par ailleurs, et où l’on a de surcroît le bénéfice de constater l’historicité de ce qui nous semble de nous jours allant de soi, donc intemporel…

Malgré le faux sentiment de familiarité concernant notre actualité, il y a là une mise en relation plus “politologique” entre notre vécu de l’amour et notre “être en société” qui me paraît extrêmement intéressante et… subversive.

“[...] la situation d’aujourd’hui, à la fois dramatique et merveilleuse. Dramatique, parce que le modèle de l’individu calculateur est devenu si puissant qu’il gangrène même l’univers privé. le choix du partenaire conjugal notamment est de plus en plus dominé par une logique consommatoire (comparer les produits pour trouver le meilleur) qui rend l’engagement très problématique. Merveilleuse à cause de l’obligation au bonheur paradoxalement créée par les malheurs du monde.” (p. 18)

Partager Facebook Twitter Email

Poster un commentaire