Ne prenons pas la fesse à la légère

Mon livre, “La guerre des fesses”, va paraître le 9 octobre. Voici, pour les lecteurs du blog, un petit extrait de l’introduction :

Ne prenons pas la fesse à la légère. Car elle fut au fondement de l’humanité. Sans le muscle fessier en effet, il n’y aurait pas eu de station debout, donc de cerveau développé. Les singes n’ont que des rudiments de derrière ; la fesse véritable est le propre de l’homme.

Mais alors pourquoi tant de haine ? Tant de mépris et tant de haine ? Les fesses sont honnies, vilipendées, voire attaquées au bistouri dans le rêve fou de les faire disparaître. Nombre de femmes ont une perception violemment critique de cette partie de leur anatomie, elles détestent la tendre bouffissure qui arrondit le mitan arrière de leur personne. Ne plus avoir de fesses au moment d’enfiler un jean moulant ! Ne plus les voir dans ces maudites cabines d’essayage, qui renvoient des images d’horreur, pensent-elles, par l’entremise de leurs détestables miroirs panoptiques. Les miroirs, parlons-en. Sans eux, peut-être, cette souffrance psychologique de masse causée par des rondeurs jugées trop rondes n’existerait pas aujourd’hui. Car tout est affaire d’image de soi. Quand les miroirs commencèrent à se diffuser au Moyen Age, cette invention démoniaque affola les Pères de l’Eglise. Leurs mirages  ne pouvaient être que des simulacres de la création divine, sacrilèges donc. Interdiction fut alors faite aux femmes de s’admirer et de se perdre dans ces trompeurs reflets d’elles-mêmes. Un argument fut aussitôt trouvé : péché d’orgueil ! L’instigateur de l’idolâtrie vaniteuse ne pouvait être à l’évidence que Satan en personne. Et l’imagerie pieuse dénonçant ce péché d’orgueil représenta une femme faisant face à un diable qui grimaçait dans son miroir. Elles croyaient admirer leur beauté et découvraient le diable à sa place. Les images, contes et récits les plus vindicatifs allèrent plus loin dans la précision. Ce n’était pas seulement Lucifer que les belles découvraient avec stupeur mais sa partie la plus infâme : son derrière, son postérieur. Le « cul du diable », dirent les textes de l’époque, pour bien marquer cette ignominie. (Mais pas ses fesses, car, comme le souligne avec malice Jean-Luc Hennig, le diable paradoxalement en est dépourvu. Il est rouge, cornu, et a un tout petit cul pointu).

Un tout petit cul pointu mais un cul quand même. Le pire du pire de tout ce que l’on puisse imaginer dans la symbolique du Moyen Age. Les individus soupçonnés de sorcellerie avoueront ainsi (sous la torture) ce qu’on leur demandait d’avouer : dans des sabbats nocturnes dédiés à Satan, le rite d’humiliation suprême consistait à embrasser le cul du diable, et ils l’avaient fait. Un immense corps symbolique semble alors dominer le monde et l’enfer. Au plus haut des valeurs, au plus près de la pureté, de la vérité et de la lumière, est la bouche du pape, d’où sortent les paroles de dieu. Au plus bas, au plus vil, au plus ignominieux, le diable, et encore pire, son derrière. La bouche du pape et le cul du diable traversent l’univers du sens. Les personnes ordinaires intériorisent cette immense cartographie spirituelle, opposant le haut et le bas, le devant et l’arrière. Le visage est l’attribut de la beauté (divine), la bouche l’expression de la dignité humaine, le souffle de la vie ; le derrière à l’inverse ne mérite que le mépris. Il est digne au mieux d’être ignoré, au pire d’être assimilé à toutes les bassesses, aux ignominies, aux pourritures.

Impossible d’effacer en quelques années une telle imagerie négative transmise de génération en génération. Et quand s’abattit sur notre société l’étrange épidémie poussant des millions de femmes à regarder d’un œil très sévère le moindre arrondissement de leur corps, c’est spécialement sur cette partie de leur anatomie que leur rejet se fixa. C’était là, surtout là, qu’il fallait tailler dans les chairs. Dans la culotte de cheval, dans les hanches, dans les fesses. Par pitié, enlevez-moi toute cette graisse que je ne saurais voir !

Les fesses seront donc notre fil rouge. Parce qu’elles révèlent mieux que toute autre partie du corps les mystères de ce qui nous arrive aujourd’hui, cette impressionnante mobilisation générale contre les corps qui enflent, cette guerre aveugle qui franchit parfois toutes les limites, jusqu’à la mort. Qui a décrété que la beauté se résumait à une taille 36 ? (et pour les ultras, à une taille 34 !). Comment s’est mise en marche cette machinerie un peu folle ? Pourquoi tout continue-t-il comme avant alors que se multiplient les dénonciations du diktat de la mode? L’enquête va bientôt nous donner des réponses, dont certaines iront chercher très loin dans des zones obscures.

Mais avant, il importe de nous sortir d’une illusion. La lutte contre les rondeurs en effet n’est pas partagée par tous. La norme tyrannique de la « taille mannequin » n’opère que sur une moitié du monde, l’autre moitié se référant à un tout autre modèle. Un véritable conflit fait rage entre canons différents, pour définir ce qu’est la  beauté, une guerre planétaire.

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