Un été sans burkini

 

J’ai été interrogé pour un article de l’Obs qui vient d’être publié, à propos du burkini, sur le thème « Un été sans burkini ». L’interview avait eut lieu en juillet, et il est dommage qu’il n’ait pas été réactualisé pour tirer le bilan de l’été, car il y aurait eu beaucoup à dire sur ce thème. Après l’emballement de 2016, le burkini a en effet été incroyablement absent à l’été 2017.  Cela vient à mon avis d’une conjonction de facteurs. Les islamistes auraient bien aimé jeter de l’huile sur les braises, mais ils sont contre le burkini, ce n’est donc pas facile pour eux. D’autant qu’il n’y a pas eu, ou vraiment très rarement, de burkinis sur les plages. Ils avaient pourtant été achetés en masse, par des femmes simplement désireuses de se baigner, mais qui ont eu tellement peur des réactions qu’elles se sont autocensurées. On pouvait craindre enfin qu’il n’y ait quelques provocations de l’extrême-droite, elles n’ont pas eu lieu. En raison principalement de ce que l’on pourrait appeler l’« effet Macron ». Car l’élection présidentielle a lancé un espoir, un rêve assez indéfinissable (et qui est d’ailleurs en train d’être déçu), au-delà des programmes, un rêve de vie publique apaisée et souriante qui, un temps, a brisé les ailes de l’extrémisme le plus dur ; il semblait ne plus y avoir de place pour la haine, un peu pour la colère, mais pas pour la haine. Tout ce qui aurait pu être motif de susciter des divisions et des éclats était refoulé. Je l’ai constaté dans mes passages média autour de mon livre. Personne ne voulait plus entendre parler du burkini, effacer l’été 2016. Or, aucune des confusions qui avaient provoqué la crise de l’été 2016 n’a été à ce jour dissipée. Nous nageons encore dans des malentendus susceptibles un jour ou l’autre de remettre le feu aux poudres.

Voici l’interview de l’Obs :

2017, un été sans burkini : après l’emballement, pourquoi un tel oubli ?

On peut désormais l’affirmer : 2017 aura connu un été sans polémique du burkini. Pourquoi ? Analyses croisées de Jean-Claude Kaufmann et Karima Mondon.

Gurvan Le GuellecPublié le 03 septembre 2017 à 07h56

Jean-Claude Kaufmann est sociologue et auteur de “Ce que le burkini veut dire” (Les Liens qui Libèrent). Karima Mondon, professeure de lettres, dénonçait il y a un an dans les pages du “New York Times” “l’apartheid français” frappant selon elle les femmes voilées. Entretien croisé.

 

En août 2016, le burkini déchaînait les passions. Un an plus tard, il a disparu de l’actualité. Comment expliquez-vous ce mystérieux retournement ?

Jean-Claude Kaufmann : Cela témoigne à la fois de la versatilité et de la force incroyable des réseaux sociaux. Cette affaire du burkini est d’abord une créature d’internet, avec une part évidente de manipulation de la part d’individus souhaitant faire monter la question identitaire dans l’agenda médiatique. Ceci étant dit, cette polémique ne venait pas de nulle part. Elle a eu d’autant plus d’impact qu’elle faisait éclater beaucoup de non-dit.

Karima Mondon : Comme pour toutes les affaires liées au voile des femmes, il y a eu effectivement tentative de manipulation. Mais je ne suis pas sûre, contrairement à ce que vous affirmez, que les Français, sur le fond, étaient passionnés par la question. Si cela avait été le cas, la polémique aurait ressurgi inévitablement cet été…

Cette polémique vous a étonné, compte tenu de ce que vous saviez de la société française ?

KM : En tant que femme musulmane, je me suis habituée à ce que mon corps – ce que je fais avec, ce que je ne fais pas – soit l’objet de débats publics. Mais avec le burkini, une limite a été franchie : pour la première fois, il s’agissait d’interdire le voile dans l’espace public. La plage devait être réservée à la « vraie population française ». Comme si ce qui était déjà insupportable en tout lieu l’était encore plus sur un carré de sable fin. Le problème, c’est que les femmes musulmanes ne sont pas un corps étranger à la nation, ni le ferment d’une sédition profonde. Elles appartiennent au peuple français. Elles font leurs courses, travaillent, vont à la plage. Et il va falloir faire avec. J’ai souvent la désagréable impression que nous sommes un pays un peu paranoïaque, où, au lieu de partir du principe que les gens ont une bonne raison de faire ce qu’ils font, il faut trouver un agenda caché, un dessein néfaste.

JCK : Je partage en grande partie ce que vous dîtes, mais il faut tout de même souligner la singularité de l’espace balnéaire. On le présente comme le lieu de toutes les libertés, l’espace public par excellence. Mais, il s’y exerce en fait un travail normatif complexe. Des règles s’y imposent de manière non dite. Et tout ce qui déroge à ces règles vient accrocher le regard.

KM : Je me suis souvent baignée sur des plages françaises dans des versions rudimentaires du burkini, et je n’ai pas ressenti de regards particulièrement accusateurs. Pas plus en tout que quand je me balade dans la rue avec mon foulard. Pour moi, cette polémique est bien un construit politique. Le fait que les événements se soient concentrée sur la Côte d’Azur n’est pas anodin. Par un jeu d’amalgames, on a essayé de rattacher toutes ces femmes voilées, donc intégristes, donc pro-Daech, à l’attentat de Nice, ce que je trouve indécent, sinon criminel.

JCK : Je crois qu’il faut distinguer deux questions. D’abord, qu’est-ce que le burkini, quel jugement de valeur peut-on porter dessus ? Et ensuite, faut-il ou non l’interdire ? On peut comme moi considérer qu’il est hors de question de limiter les libertés religieuses dans l’espace public, que le principe de laïcité n’a rien à voir avec tout cela, tout en estimant qu’il ne s’agit pas d’un vêtement lambda, et s’interroger sur ce qu’il véhicule.

Dans votre livre, Jean-Claude Kaufmann, vous laissez entendre que le burkini serait paradoxalement impudique. La pudeur contemporaine passant non pas par le voilement des corps, mais par le dénudement et la domestication des regards…

JCK : C’est un peu plus compliqué que cela. Il y a eu une époque, assez circonscrite, dans les années 80-90, où la nudité, ou du moins les seins nus, se sont imposés comme une norme. Et, pour autant, cela n’a pas été le lupanar sur la plage. Bien au contraire, les hommes ont dû apprendre à domestiquer leur regard. Certains se plaignaient même de ne plus pouvoir draguer aussi librement qu’auparavant ! La nudité féminine les intimidait, et les femmes en retiraient une liberté maximale. Ceci étant posé, cette culture du dénudement est en net recul, et ça n’est pas seulement le fait des Français de confession musulmane. Il y a une remontée dans toutes les couches de la population des valeurs naturelles, traditionnelles. On ne peut donc accuser le burkini de tous les maux. Je dirais même, que, dans toute la gamme des voiles, il est l’un des plus acceptables pour la culture commune. La plupart des femmes le portent par besoin d’épanouissement personnel. D’ailleurs, si, comme on peut le craindre, les burkinis n’ont pas été sortis des tiroirs cet été, par peur de se faire alpaguer, je considère que c’est un drame. Cela veut dire qu’un désir très simple, très spontané, n’a pas été satisfait.

KM : Mais pourquoi considérer que le burkini est « l’un des voiles les plus acceptables », comme si a priori le voile ne l’était pas ? Il y a dans votre livre ce présupposé selon lequel le foulard islamique serait un symptôme de l’inégalité hommes-femmes. Or, je ne vois pas en quoi mes pratiques vestimentaire ou religieuse me rendraient moins légitime à porter un discours féministe qu’une Elisabeth Badinter ou une Yvette Roudy. Les inégalités hommes-femme sont liées à la prégnance du système patriarcal, et ce dans toutes les strates de la société. On peut d’ailleurs se demander si l’époque du jouir sans entrave, dont vous êtes manifestement nostalgique, était si progressiste que cela. Vous parlez de liberté maximale. J’ai plutôt en tête l’image d’une femme des années 70-80, qui, pour être émancipée, se devait d’être sexuellement disponible. Aujourd’hui encore, le corps des femmes est loin d’être libéré. On le voit avec toutes ces injonctions à la maigreur, au maquillage, sans parler des normes comportementales s’imposant aux petites filles. Quand on a rappelé tout ça, questionner le voile, et qui plus est le burkini, me paraît décalé, sinon déplacé. Il n’y a pas de vêtement qui émancipe ou n’émancipe pas, il y a des vêtements dans lesquels l’on se sent bien ou non, et avec lesquels, l’on peut, ou non, agir comme on le souhaite.

Quelle est exactement votre positon sur le voile, Jean-Claude Kaufmann ? Vous semblez effectivement osciller entre tolérance et réprobation…

JCK : Je respecte la liberté de se voiler ; a fortiori dans un espace comme la plage dédié à l’épanouissement personnel. Mais là où nos chemins divergent avec Karima Mondon, c’est que, d’abord, je considère ce choix contre-productif – plus le corps féminin se couvre de tissu, plus il est renvoyé à son statut d’objet sexuel, et plus il suscite de désir. Et qu’ensuite je considère que ce choix ne peut être analysé comme une stricte décision individuelle. Nous sommes entrés depuis le début des années 2000 dans une nouvelle ère de la démocratie, très identitaire. On peut le déplorer, mais on ne peut pas s’en abstraire. Et, dans ce contexte, se voiler c’est, qu’on le veuille ou non, s’ériger en modèle, inciter ses semblables à se ressembler davantage. Un peu partout, et pas seulement dans le champ religieux, on constate la constitution de groupes-ilots qui ne communiquent plus et s’enferment dans leur bulle de certitudes. Les émotions, les images et les croyances prennent le pas sur la raison et la capacité à échanger avec autrui. Le danger, à terme, c’est le repli sur soi et la sécession identitaire.

KM : Je ne vois pas pourquoi le port du voile s’inscrirait dans une démarche identitaire monolithique. Je ne suis pas la musulmane Karima. Mon identité est multiple, complexe. Et si mon foulard est devenu politique, ce n’est pas de mon fait. Ce sont les islamophobes qui en ont décidé ainsi. En décrétant que je ne suis pas une femme à part entière, que mon mari nécessairement me soumet. Pour moi, le voile n’est pas un marqueur sexué. Il peut l’être, mais toutes les femmes voilées ne rentrent pas dans ce schéma.

JCK : J’estime pour ma part que le port du voile vous entraîne dans un contexte de vie un peu différent, une potentialité de trajectoires plus réduite. Dès lors que vous êtes voilée, l’entourage peut avoir prise sur vous du point de vue de la cohérence identitaire. On va vous dire « tu es voilée, c’est bien, mais ton jean moulant, ce n’est pas terrible ». Ce ne sera pas forcément une contrainte stricte, mais plutôt quelque chose de latent, dont il est souvent très difficile de se défaire.

KM : Il n’y a pas besoin d’être voilée pour subir cette contrainte. Les mêmes mécanismes existent dans la société française avec la culture du viol. On dit à la femme « tu ne devrais pas sortir comme ça », « tu ne devrais passer par tel endroit ». Nous sommes censés vivre dans un système démocratique fondé sur les libertés individuelles, mais, finalement, peu de gens sont capables d’accepter la liberté de leur voisin, si elle n’est pas conforme à leur propre norme. On se sent agressé par la mini-jupe d’une femme, ses cheveux décolorés ou pas, son voile ou pas.

Que préconisez-vous pour sortir de cet enfermement identitaire, que tous deux, en définitive, vous dénoncez ?

JCK : Surtout ne pas interdire aveuglément. La laïcité de type autoritaire nous mène à une impasse. On l’a vu avec le burkini. Ce pauvre Manuel Valls y a perdu le nord. Il faut préserver la laïcité là où elle est nécessaire, à l’école, dans les services publics. Mais assumer que des couleurs, des manières de s’habiller différentes puissent se mêler dans nos espaces publics. Et espérer enfin que cette tolérance se traduise par plus d’ouverture, moins d’entre-soi communautaire. Sur ce point-là, toutefois, je dois avouer ma perplexité. Il suffit de se plonger dans les réseaux sociaux pour s’en rendre compte : la culture du débat se perd au profit de l’insulte et de l’invective. Que faire ? Je n’ai pas de solution, juste la certitude qu’il faut réfléchir sur ces phénomènes, sortir de la pensée binaire, faire de la pédagogie. Sans attendre qu’une nouvelle affaire du burkini nous saute à la figure.

KM : Moi, je pense qu’il y a une solution. Cette solution, c’est un fil narratif qui corresponde à tout le monde. Aujourd’hui, si l’on a des extrêmes, nationalistes ou islamistes, c’est parce que des gens sont en quête de sens. Au lieu d’un président jupitérien, nous aurions besoin d’un président-conteur, capable de redonner à chacun une place dans le récit commun.

JCK : Vous avez raison. Les politiques pratiquent le story-telling, mais de manière trop réductrice, trop instrumentale. Il faudrait trouver un conteur très doué, qui sache à la fois puiser dans l’histoire de France, et se projeter dans un monde en perpétuel changement. Les premières sociétés avaient des mythes répétitifs. Nous avons besoin de mythes évolutifs pour réveiller notre désir d’humanité.

 

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